Sébastien Lecornu est-il parvenu à écarter le spectre d’une censure rapide à l’Assemblée en tenant le 14 octobre un discours de politique générale calibré pour ne braquer ni le bloc central ni les socialistes ? Nous aurons une première réponse aujourd’hui : les motions de censure déposées par le Rassemblement national (RN) et par la France insoumise (LFI) seront examinées ce jeudi 16 octobre par les députés.

L’élément central de ce discours, qui a permis au Premier ministre de réitérer son engagement à ne pas recourir au 49.3 pour faire voter des textes (« En renonçant au 49.3, il n’y a plus de prétexte à une censure préalable. Nous proposons, vous débattrez, vous voterez », a-t-il voulu croire), a été la concession faite à la gauche et aux organisations syndicales, qui ont organisé deux journées de mobilisation à la rentrée sur les retraites : « Aucun relèvement de l’âge légal de départ n’interviendra à partir de maintenant jusqu’à 2028 et la durée d’assurance sera suspendue à 170 trimestres », a annoncé le Premier ministre.
Sébastien Lecornu a chiffré à 3,5 millions de Français le nombre de bénéficiaires de cette suspension : « Cette mesure devra donc être compensée financièrement, y compris par des mesures d’économies ».
Cette suspension, c’est précisément ce que réclamait la CFDT, la CGT et FO revendiquant toujours l’abrogation de la réforme et non une suspension temporaire.
Actuellement, les personnes pouvant partir à l’âge légal, hors dispositif carrières longues, sont celles nées en 1963 et qui sont âgées de 62 ans et 9 mois (départ selon la date d’anniversaire, au plus tôt à compter du 1er octobre 2025). Elles perçoivent une retraite à taux plein si elles ont validé 170 trimestres cotisés ou assimilés.
Si l’on bloquait ces curseurs pour 2026 et 2027, comme le propose le Premier ministre, les générations concernées par le non relèvement de l’âge de départ seraient les natifs de 1964 et 1965, comme on le voit dans le tableau ci-dessous :
Date de naissance |
Age légal de départ à la retraite depuis la réforme de 2023 |
Année de départ à l’âge légal en suspendant la réforme aux critères actuels (62 ans et 9 mois) |
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Age |
Date de départ |
Age |
Date de départ |
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1964 |
63 ans |
Départ selon la date d’anniversaire au plus tôt à compter du 1er janvier 2027 |
62 ans et 9 mois |
Départ selon la date d’anniversaire au plus tôt à compter du 1er octobre 2026 |
1965 |
63 ans et 3 mois |
Départ selon la date d’anniversaire au plus tôt à compter du 1er avril 2028 |
62 ans et 9 mois |
Départ selon la date d’anniversaire au plus tôt à compter du 1er octobre 2027 |
La CFDT estime que 600 000 à 700 000 personnes seraient concernées par ces départs anticipés.
L’évaluation des effets sur les actifs d’un gel temporaire à 170 trimestres pour une pension à taux plein pour 2026 et 2027 est plus délicate, tout dépendant de l’âge de départ de la durée d’assurance et du fait que la carrière est complète ou hachée.
Un conclave bis ?
Attention, la réforme des retraites n’est pas abrogée, contrairement à ce que réclame LFI. Cette suspension est présentée comme une mesure temporaire par le Premier ministre, une concession jugée nécessaire au regard du sentiment populaire de lassitude et d’injustice à l’égard d’une réforme qu’il persiste à juger « nécessaire ».
En se disant prêt à « renforcer le paritarisme » et à « faire confiance à la démocratie sociale », Sébastien Lecornu a dit mardi qu’il souhaitait organiser dans les prochaines semaines une « conférence des retraites et du travail » pour préparer la suite afin d’assurer le financement de notre système de retraites : « La suspension de la réforme des retraites ne pourra pas se faire au prix d’un déficit accru ».

« Cette suspension doit servir à préparer la suite. Je propose d’organiser dans les prochaines semaines une conférence sur les retraites et le travail en accord avec les partenaires sociaux. Grâce à la suspension de la réforme, cette conférence aura le temps de se prononcer, avant l’élection présidentielle, sur l’ensemble de la gestion de notre système de retraites. Certains veulent un système à points, d’autres par capitalisation, d’autres veulent abandonner toute référence d’âge. Mais ces propositions ne valent que si on sait qui est responsable : aux partenaires sociaux de s’emparer ou non de cette responsabilité et de gérer ou non le régime (..). Suspendre doit être une opportunité. Ce n’est pas renoncer ni reculer si nous savons utiliser ce temps pour avancer », a indiqué Sébastien Lecornu, comme pour rassurer les élus du centre et de la droite (*).
Le Premier ministre a annoncé qu’en cas d’accord de la conférence, le gouvernement transposerait les dispositions dans la loi.
Cette conférence, dont les premiers résultats sont attendus pour le printemps prochain, devrait donc a priori embrasser une thématique plus large que lors du dernier conclave, hormis sur la pénibilité, le sujet qui fâche toujours le patronat. En effet, le projet de financement de la sécurité sociale (PLFSS) adopté hier en conseil des ministres reprend, comme l’avait promis François Bayrou, certaines des avancées actées dans ces discussions.

Reste à connaître les modalités précises de cette suspension de la réforme des retraites, une décision dont certains éléments du bloc central se sont d’ores-et-déjà désolidarisés : cette annonce a été vilipendée par Paul Christophe, député Horizons proche d’Edouard Philippe, au nom de la responsabilité budgétaire.
Est-ce à dire que le vote de cette suspension est loin d’être acquis, même en cas de non censure du gouvernement ? A gauche, c’est ce que pense Stéphane Peu (groupe GDR) qui opte pour la censure : « C’est une avancée, potentiellement une victoire pour des salariés qui pourront partir de façon anticipée par rapport à ce que prévoit la réforme, mais j’ai aussi entendu les réserves de parlementaires qui espèrent pouvoir, une fois passé le risque de censure, empêcher cette avancée. C’est la réforme entière qu’il faut abroger ! » Et l’élu communiste de justifier par avance la censure du gouvernement par le projet de budget comparable aux annonces de François Bayrou.

Pour Gabriel Attal (Renaissance), au contraire, « la messe est dite » : « Les groupes favorables à cette suspension sont majoritaires dans cette assemblée, donc la suspension sera votée », affirme l’ancien Premier ministre qui souhaite maintenant une évolution vers un système de retraites à points.
Boris Vallaud (PS) a annoncé que les socialistes ne censureront pas le gouvernement tout en demeurant dans l’opposition, et « en veillant à ce que les mots se traduisent en acte » : « Les Français, et nous avec eux, attendaient un signe de réparation de ce qu’ils ont vécu : enfin ils ont la suspension de la réforme des retraites. Nous prenons cette suspension pour une victoire et comme un premier pas ».
Dans son discours de politique générale, le Premier ministre a par ailleurs annoncé une autre mesure relevant du dialogue social : Jean-Pierre Farandou, le nouveau ministre du travail, va demander aux branches professionnelles de négocier afin de favoriser la mobilité sociale, en permettant aux salariés de devenir agents de maîtrise ou cadres.
